CHAPITRE VII
Messire Mandorallen, baron de Vo Mandor, était d’une taille un peu supérieure à la moyenne. Il avait les cheveux noirs et bouclés, des yeux d’un bleu profond, et il exprimait des opinions bien arrêtées d’une voix tonitruante. Il ne plaisait guère à Garion. L’assurance inébranlable du chevalier lui paraissait constituer la quintessence de l’égotisme tout en lui conférant une sorte de naïveté, et semblait confirmer les préjugés les plus sombres de Lelldorin sur les Mimbraïques. En outre, Garion trouvait presque choquante l’extravagante galanterie dont Mandorallen faisait preuve envers tante Pol, et qui, selon lui, passait les bornes de la simple courtoisie. D’autant que, pour tout arranger, tante Pol prenait apparemment les flatteries du chevalier au pied de la lettre, et leur réservait le meilleur accueil.
Tandis qu’ils avançaient sous la pluie qui tombait sans discontinuer le long de la Grand-route de l’Ouest, Garion remarqua avec satisfaction que ses compagnons avaient l’air de partager son opinion. L’expression de Barak en disait plus long qu’un discours ; les sourcils de Silk se haussaient sardoniquement à chacune des déclarations du chevalier ; et Durnik s’était passablement renfrogné.
Mais Garion ne devait guère avoir le loisir de s’appesantir sur les sentiments mitigés que lui inspirait le Mimbraïque. Il accompagnait la litière sur laquelle Lelldorin se laissait péniblement ballotter tandis que le venin de l’Algroth embrasait ses blessures, et il offrait à son ami tout le réconfort possible, en échangeant maints regards angoissés avec tante Pol, qui chevauchait non loin d’eux. Lorsque la douleur atteignait son paroxysme, Garion prenait la main du jeune homme, incapable de ; quoi que ce soit d’autre, impuissant à le soulager.
— Mets toute Ta force d’âme à supporter Ton mal, ô aimable jouvenceau, l’exhorta jovialement Mandorallen, après une crise particulièrement pénible dont Lelldorin émergea tout plaintif et pantelant. La souffrance qui est la Tienne n’est qu’illusion. Que Ton esprit la mette au repos si telle est Ton aspiration.
— Et quel autre réconfort pouvais-je espérer d’un Mimbraïque, aussi ? marmonna entre ses dents le jeune Asturien blessé. Je crois que j’aimerais autant que vous ne me serriez pas de si près. Vos idées puent presque autant que votre armure.
Le visage de Mandorallen s’empourpra légèrement.
— Le venin qui guerroie dans le corps de notre ami blessé semble l’avoir tant dépossédé d’urbanité que de sens commun, laissa-t-il tomber fraîchement.
Lelldorin tenta de se redresser sur la litière comme pour répondre avec emportement, mais ce mouvement brusque sembla réveiller sa douleur, et il replongea dans l’inconscience.
— Fort grave est son état, déclara Mandorallen. Tes emplâtres, ô gente Polgara, ne suffiront peut-être pas à lui sauver la vie.
— Il a surtout besoin de repos, dit-elle. Tâchez plutôt de ne pas trop me l’agiter.
— Je vais faire en sorte de me trouver hors de sa vue, répondit Mandorallen. Ah ! sans que j’en sois le moindrement responsable, ma face semble lui être haïssable et le faire frémir d’une ire énorme.
Il mit son destrier au petit galop, le temps de prendre un peu d’avance sur le groupe.
— Non, mais ils parlent vraiment tous comme ça, avec des ô et des ah ! et tout ce qui s’ensuit ? demanda Garion, d’un ton quelque peu fielleux.
— Les Mimbraïques ont parfois un peu tendance au formalisme, expliqua tante Pol. Mais tu t’y habitueras, tu verras.
— Je trouve ça complètement idiot, oui, grommela Garion en braquant un regard noir sur le dos du chevalier.
— Allons, allons ; ça ne peut pas te faire de mal de te frotter un peu de temps en temps à des gens qui ont du savoir-vivre.
Mais déjà le soir investissait la forêt aux frondaisons éplorées qui s’épanchaient sur les cavaliers.
— Tante Pol ? reprit enfin Garion.
— Oui, mon chou ?
— De quoi est-ce qu’il parlait, le Grolim, quand il a raconté ça à propos de Torak et de toi ?
— C’est une chose que Torak a dite un jour, dans son délire, et que les Grolims ont prise au sérieux, voilà tout.
Elle resserra plus étroitement sa cape bleue autour d’elle.
— Ça ne t’ennuie pas ?
— Pas spécialement.
— Qu’est-ce que c’est que cette Prophétie à laquelle le Grolim a fait allusion ? Je n’ai rien compris à tout ça.
Le mot de « Prophétie » remuait, il n’aurait su dire pourquoi, quelque chose de très profond en lui.
— Ah ! le Codex Mrin ! C’est un texte très ancien, presque indéchiffrable. Il y est question de compagnons — l’ours, la fouine, et l’homme qui vivra deux fois —, mais c’est la seule version qui en parle, et personne ne peut affirmer avec certitude que cela veuille dire quelque chose.
— Mais grand-père pense que ça a une signification, n’est-ce pas ?
— Ton grand-père a parfois de drôles d’idées. Les choses du passé l’impressionnent beaucoup. Cela vient peut-être du fait qu’il est lui-même tellement chargé d’ans.
Garion était sur le point de s’enquérir plus avant de cette Prophétie dont il existait apparemment plusieurs versions, lorsque Lelldorin se mit à gémir. Ils se tournèrent immédiatement vers lui.
Ils arrivèrent peu après à une hôtellerie tolnedraine aux épaisses murailles blanchies à la chaux, et au toit de tuiles rouges. Tante Pol veilla à ce que Lelldorin dispose d’une chambre bien chauffée, et elle passa la nuit à son chevet. Trop inquiet pour dormir, Garion alla voir son ami une bonne douzaine de fois avant le lever du jour, arpentant en chaussettes le couloir plongé dans les ténèbres, mais son état semblait stationnaire.
Lorsqu’ils repartirent, dans le petit matin grisâtre, la pluie avait cessé. Ils atteignirent enfin la lisière de la forêt ténébreuse ; devant eux s’étendait l’interminable plaine d’Arendie centrale, avec sa terre brun sombre, comme brûlée par les derniers frimas. Mandorallen, qui les devançait toujours, s’arrêta alors et attendit, le visage assombri, qu’ils le rejoignent.
— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda Silk. Mandorallen tendit gravement le doigt en direction d’une colonne de fumée noire qui s’élevait à quelques lieues de là, dans la vaste plaine.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Silk, et sa tête de fouine arborait une expression intriguée.
— Fumée dans la plaine d’Arendie n’a qu’un sens, je vous le dis, répondit le chevalier en coiffant son heaume emplumé. Restez ici, ô mes bons amis. Je vais voir ce qu’il en est au juste, mais grande est ma crainte.
Il éperonna son destrier qui fit en bond en avant, ses sabots frappant la route dans un bruit de tonnerre.
— Attendez ! hurla Barak, dans son dos, mais Mandorallen n’y prit pas garde. L’imbécile ! fulmina le grand Cheresque. Je ferais peut-être mieux de l’accompagner, pour le cas où il y aurait du grabuge.
— Inutile, souffla Lelldorin, depuis sa litière. Une armée n’oserait pas se mettre en travers de sa route.
— Je croyais que vous ne l’aimiez guère ? objecta Barak, un peu surpris.
— Je ne l’aime pas, admit Lelldorin, mais personne n’est plus redouté que lui en Arendie. La réputation de messire Mandorallen est parvenue jusqu’en Asturie. Il ne viendrait jamais à l’idée d’un homme sain d’esprit de faire obstacle à ses visées.
Ils se retirèrent sous le couvert des arbres en attendant le retour du chevalier. Lorsqu’il revint, son visage était furieux.
— Mes appréhensions se sont révélées justifiées, annonça-t-il. Notre chemin est tissé de violence. Deux barons s’affrontent en une guerre dénuée de sens, puisqu’ils sont frères de sang, et les meilleurs amis du monde.
— Ne pouvons-nous contourner le champ de bataille ? suggéra Silk.
— Que non point, ô prince Kheldar, réfuta Mandorallen. Leur conflit s’étend sur une telle étendue que nous tomberions dans une embuscade avant d’avoir parcouru trois lieues. Il semblerait qu’obligation me soit faite d’acheter notre passage.
— Vous croyez qu’ils nous laisseront passer pour de l’argent ? releva Durnik, d’un ton dubitatif.
— L’on dispose, en Arendie, d’autres moyens de payer ce genre de choses, rétorqua Mandorallen. Serais-Tu assez bon, l’ami, pour me faire tenir six ou huit pieux suffisamment résistants, d’une vingtaine de pieds de longueur peut-être, et à l’extrémité aussi épaisse que mon poignet à peu près ?
— Mais bien sûr, répondit Durnik en prenant sa hache.
— Vous, vous avez une idée derrière la tête, gronda Barak.
— Je m’en vais les provoquer en combat singulier, annonça calmement Mandorallen. Un seul, ou tous les deux. Nul chevalier digne de ce nom ne saurait prendre le risque de refuser mon défi sans être taxé de couardise. Me feras-Tu l’honneur, ô Messire Barak, d’accepter d’être mon écuyer et de jeter le gantelet pour moi ?
— Et si vous perdez ? émit Silk.
— Perdre ? fit Mandorallen, l’air estomaqué. Moi, perdre ?
— Passons, passons, fit Silk.
Lorsque Durnik revint avec ses pieux, Mandorallen avait fini de resserrer les sangles de son armure. Prenant l’une des perches, il sauta en selle et caracola allègrement en direction de la colonne de fumée, Barak à son côté.
— Est-ce bien nécessaire, père ? demanda tante Pol.
— Il faut bien que nous passions, Pol. Ne t’inquiète pas. Mandorallen sait ce qu’il fait.
Quelques lieues plus loin, ils parvinrent au sommet d’une colline et plongèrent le regard sur la bataille qui se déroulait en dessous d’eux. Deux châteaux noirs, d’allure sinistre, encadraient une large vallée semée de hameaux que reliait une route au beau milieu de laquelle s’affrontaient, comme aveuglés par une cruauté aveugle, des serfs armés de faux et de fourches. Le village le plus proche était en flammes ; il s’en élevait une colonne de fumée graisseuse qui montait vers le ciel gris, plombé. A quelque distance de là, des hallebardiers s’apprêtaient à donner l’assaut, et l’air grouillait de flèches. Sur deux collines qui se faisaient face, des groupes de chevaliers en armure observaient le déroulement des opérations en brandissant des lances ornées d’oriflammes aux vives couleurs. De grandes machines de guerre projetaient dans l’air des boulets de pierre qui venaient s’écraser sur la piétaille, tuant indifféremment amis et ennemis, pour autant que Garion pût en juger, et la vallée était jonchée de morts et de mourants.
— Absurde, marmonna sire Loup, atterré.
— Je ne connais personne qui ait jamais taxé les Arendais d’un excès d’intelligence, commenta Silk.
Mandorallen porta l’embouchure de sa trompe à ses lèvres et en tira une sonnerie assourdissante. Le combat cessa un instant, comme tous, serfs et hallebardiers, s’arrêtaient net pour lever les yeux vers lui. Il souffla une nouvelle fois dans sa trompe, puis encore et encore, chaque note cuivrée constituant un défi en elle-même. Tandis que les deux groupes de chevaliers adverses galopaient à travers l’herbe haute, jaunie par l’hiver, pour venir aux renseignements, Mandorallen se tourna vers Barak.
— Veuille, ô Messire, le requit-il fort civilement, leur faire connaître mon défi sitôt qu’ils seront à portée de voix.
Barak haussa les épaules.
— C’est votre carcasse, après tout, laissa-t-il tomber. Il regarda avancer les chevaliers, et lorsqu’ils lui parurent à distance suffisante, éleva sa voix, qui tonna comme la foudre.
— Messire Mandorallen, baron de Vo Mandor, est en quête de divertissement, déclama-t-il, et il lui siérait que chacun des belligérants sélectionne un champion pour jouter avec lui. Toutefois, si vous êtes si couards que vous n’ayez point l’estomac de relever un tel défi, cessez ces criailleries, chiens que vous êtes, et écartez-vous pour laisser passer ceux qui vous surpassent.
— Magnifiquement parlé, ô Messire Barak, admira Mandorallen.
— J’ai toujours su parler aux gens, répondit modestement Barak.
Les deux groupes de plénipotentiaires se rapprochèrent avec circonspection.
— Honte à vous, ô Messeigneurs, les gourmanda Mandorallen. Vous ne retirerez nulle gloire de cette lamentable échauffourée. Quelle est, ô Messire Derigen, la raison de ce conflit ?
— Une insulte, Messire Mandorallen, répondit le noble, un grand bonhomme dont le heaume d’acier poli s’adornait au-dessus du ventail d’un étroit bandeau d’or riveté. Une injure si vile que l’on ne saurait la laisser passer sans représailles.
— C’est moi qui ai été offensé, rétorqua avec chaleur un chevalier de la partie adverse.
— Quelle est la nature de cette insulte, ô Messire Oltorain ? s’enquit Mandorallen.
Les deux hommes détournèrent le regard, l’air mal à l’aise, et aucun des deux n’ouvrit la bouche.
— Vous guerroyez pour une insulte dont vous n’avez point seulement conservé le souvenir ? s’écria Mandorallen, incrédule. Je vous croyais, ô Messeigneurs, des hommes de raison, mais je prends maintenant conscience de la gravité de mon erreur.
— Les nobles d’Arendie n’ont-ils donc rien de mieux à faire ? s’exclama Barak, d’une voix chargée de mépris.
— De Messire Mandorallen, le bâtard, nous avons tous entendu parler, railla un chevalier au teint boucané, revêtu d’une armure noire, émaillée. Mais quel est cet orang-outang à la barbe rouge qui s’y entend si bien à calomnier ses maîtres ?
— Vous allez laisser passer ça ? demanda Barak à Mandorallen.
— Il y a du vrai dans ses paroles, admit Mandorallen, le cœur meurtri. De fait, les circonstances de ma naissance furent entourées de certaines irrégularités conjoncturelles qui font que l’on peut encore aujourd’hui s’interroger sur ma légitimité. Ce chevalier, Messire Haldorin, est mon cousin issu de germain — au septième degré, à la mode d’Arendie. Comme il passe pour malséant, en Arendie, de verser le sang de ses collatéraux, il se taille une réputation de bravoure à peu de frais en me jetant la chose à la figure.
— Coutume ridicule, grommela Barak. A Cherek, on s’étripe dans sa parentèle avec plus d’enthousiasme encore que l’on ne massacre de vulgaires étrangers.
— Hélas, soupira Mandorallen, nous ne sommes pas à Cherek, ici.
— Prendriez-vous ombrage de me voir régler ce différend à votre place ? demanda courtoisement Barak.
— Nullement.
Barak se rapprocha du chevalier au visage basané.
— Je suis Barak, comte de Trellheim, hoir du roi Anheg de Cherek, proclama-t-il d’une voix de stentor. Et force m’est de constater que certains nobles arendais ont encore moins d’usages que de cervelle.
— Les seigneurs d’Arendie ne se laissent pas impressionner par les prétendus titres que l’on s’adjuge dans les porcheries qui tiennent lieu de royaumes au nord de la frontière, répondit le nommé Haldorin, d’un ton fruité.
— Je me considère comme offensé par ces paroles, l’ami, répondit Barak, d’un ton menaçant.
— Je me considère quant à moi comme fort diverti par Ta face de singe mal rasé, rétorqua Messire Haldorin.
Barak ne se donna même pas la peine de dégainer son épée. Il fit décrire un demi-cercle au formidable poing qui terminait son immense bras et l’abattit avec une force stupéfiante sur le côté du heaume du chevalier au faciès sombre. L’on vit les yeux de Messire Haldorin devenir vitreux comme il vidait les étriers et s’écrasait au sol dans un grand bruit de quincaillerie.
— Quelqu’un a un commentaire à ajouter au sujet de ma barbe ? s’enquit Barak.
— Tout doux, Messire, recommanda Mandorallen en jetant un coup d’œil plutôt satisfait à la forme inconsciente du téméraire qui se tortillait dans l’herbe haute.
— Accepterons-nous docilement cette agression perpétrée à rencontre de notre brave compagnon ? protesta, d’une voix fortement accentuée, l’un des chevaliers qui se trouvaient du côté du baron Derigen. Sus à ces vils provocateurs ! vociféra-t-il en portant la main à son épée.
— A l’instant où Ta lame quittera son fourreau, c’est la vie qui T’abandonnera, ô Messire chevalier, l’informa froidement Mandorallen.
La main du chevalier se figea sur la garde de son arme.
— Honte à vous, Messeigneurs, poursuivit Mandorallen d’un ton accusateur. Comment pouvez-vous faire fi des usages, ainsi que des lois les plus élémentaires de la courtoisie, qui garantissent mêmement ma sécurité et celle de mes compagnons jusqu’à ce que vous ayez relevé mon défi ? Choisissez vos champions ou retirez-vous. De tout ceci j’ai grande lassitude, sans compter que la moutarde commence à me monter au nez.
Les deux groupes de chevaliers s’écartèrent pour conférer entre eux, tandis que des écuyers venaient du sommet de la colline chercher le sire Haldorin.
— Celui qui allait dégainer son épée était un Murgo, souffla Garion.
— J’avais remarqué, murmura Hettar, dont les yeux sombres s’étaient mis à jeter des éclairs.
— Les revoilà, avertit Durnik.
— Je relève Ton défi, ô Mandorallen, déclara hautement le baron Derigen, en revenant. Je ne doute pas que Ta réputation soit méritée, mais j’ai moi aussi remporté la victoire en un nombre respectable de tournois, et je serai honoré de rompre quelques lances avec Toi.
— Je me mesurerai également à Toi, Sire chevalier, déclara le baron Oltorain. Mon bras s’est lui aussi acquis d’estoc et de taille une certaine réputation en diverses régions d’Arendie.
— Fort bien, acquiesça Mandorallen. Choisissons un terrain égal et allons-y. La journée tire à sa fin, et nous avons à faire au sud, mes compagnons et moi.
Tous dévalèrent alors la colline jusqu’au champ de bataille qui s’étendait en dessous d’eux, et les deux groupes de chevaliers se répartirent de chaque côté d’un terrain qui avait été rapidement dégagé dans les hautes herbes jaunes. Derigen partit au galop vers l’une des extrémités de l’enceinte du tournoi, fit volte-face et attendit, le bout émoussé de sa lance reposant sur son étrier.
— Ton courage Te fait honneur, ô Messire Derigen, lança Mandorallen en prenant l’un des pieux que Durnik avait coupés. Je m’efforcerai de ne pas Te blesser trop gravement. Es-Tu prêt à résister à mon assaut ?
— On ne peut plus prêt, rétorqua le baron en abaissant son ventail.
Mandorallen referma le sien, abaissa sa lance improvisée et éperonna son palefroi.
— Ce n’est peut-être pas très opportun, compte tenu des circonstances, murmura Silk, mais je dois avouer que je ne serais pas fâché que notre présomptueux ami connaisse une défaite un tantinet humiliante.
— N’y songez même pas ! riposta sire Loup, en le foudroyant du regard.
— Il est si bon que ça ? questionna Silk, quelque peu marri.
— Regardez et vous verrez, répliqua sire Loup avec un haussement d’épaules.
Les deux chevaliers se heurtèrent de plein fouet au centre du champ clos improvisé. On entendit un vacarme retentissant et leurs lances se rompirent toutes deux sous l’impact, jonchant d’éclats l’herbe piétinée. Ils se croisèrent dans un bruit de tonnerre, puis firent demi-tour et reprirent chacun sa place d’origine. Garion remarqua que Derigen semblait avoir un peu perdu de son assiette.
Les chevaliers chargèrent pour la seconde fois, et leurs nouvelles lances se fendirent derechef.
— J’aurais dû couper davantage de pieux, marmonna Durnik, songeur.
Mais lorsqu’il regagna son point de départ pour la troisième fois, le baron Derigen semblait à peine tenir sur sa selle, et au troisième assaut, sa pique mal assurée dérapa sur le bouclier de Mandorallen. Celle de Mandorallen, toutefois, ne manqua pas son but, et percuta le baron avec une force telle qu’il vida les étriers.
Mandorallen retint son palefroi et baissa les yeux vers lui.
— Es-Tu, ô Messire Derigen, en mesure de poursuivre cette joute ? s’enquit-il courtoisement.
Derigen se releva. Il tenait à peine sur ses jambes.
— Je ne me rendrai pas, hoqueta-t-il en tirant son épée.
— Magnifique ! Je craignais de T’avoir fait mal, ô Messire.
Mandorallen se laissa glisser à terre, tira son épée et visa directement la tête. Le coup fut dévié par le bouclier que le baron haussa en hâte, pour se garder, mais Mandorallen frappa à nouveau, sans merci. Derigen réussit à assener un ou deux coups, que son adversaire para sans peine avant de lui porter un coup du plat de l’épée, en plein sur le côté du heaume. Il fit un tour complet sur lui-même avant de tomber face contre terre.
— Holà, Messire Derigen ? questionna Mandorallen avec sollicitude.
Il se pencha, fit rouler de son côté son opposant à terre et releva le ventail dentelé du heaume du baron.
— Alors, on ne se sent pas bien ? Souhaites-Tu poursuivre cet assaut, ô Messire ?
Derigen ne répondit pas. Il avait le visage cyanose, les yeux révulsés, de son nez s’échappait un flot de sang, et le côté droit de son corps était agité de soubresauts.
— Puisque ce preux chevalier est dans l’incapacité de s’exprimer par lui-même, proclama Mandorallen, je le déclare défait !
Il jeta un coup d’œil autour de lui, sa latte toujours au clair.
— Quelqu’un souhaite-t-il m’apporter un démenti ? Un silence immense lui répondit.
— Dans ce cas, certains d’entre vous ne pourraient-ils l’emporter hors de la lice ? suggéra Mandorallen. Ses blessures ne paraissent pas très sérieuses. Quelques mois au lit devraient le voir de nouveau sur pied.
Il se tourna vers le baron Oltorain, qui avait visiblement blêmi.
— Eh bien, Messire, reprit-il d’un ton jovial, si nous y allions ? Nous sommes impatients, mes compagnons et moi-même, de poursuivre notre route.
Sire Oltorain fut projeté à terre au premier assaut et se cassa la jambe en tombant.
— La chance n’était pas avec Toi, ô Messire, observa Mandorallen, en s’approchant de lui à pied, l’épée dégainée. Demandes-Tu merci ?
— Je ne tiens plus debout, répondit Oltorain entre ses dents serrées. Je n’ai donc pas le choix ; je demande grâce.
— Aussi pouvons-nous, mes compagnons et moi-même, poursuivre notre chemin ?
— Vous pouvez partir librement, acquiesça douloureusement l’homme à terre.
— Pas si vite, éleva une voix rauque.
Le Murgo en armure fendit la foule des chevaliers sur son palefroi et vint se placer juste devant Mandorallen.
— Je pensais bien qu’il ne pourrait pas s’empêcher d’intervenir, celui-là, murmura tante Pol.
Elle mit pied à terre et s’avança sur le terrain battu par les sabots des chevaux.
— Ecartez-vous de là, Mandorallen, ordonna-t-elle au chevalier.
— Je n’en ferai rien, gente dame, protesta Mandorallen.
— Fichez le camp, Mandorallen ! aboya sire Loup. Mandorallen obtempéra, tout ébaubi.
— Alors, Grolim ? défia tante Pol en repoussant sa capuche.
Les yeux de l’homme à cheval s’écarquillèrent quand il vit la mèche blanche dans ses cheveux, puis il leva une main, dans un geste presque désespéré, et se mit à marmonner très vite, entre ses dents.
Une fois de plus, Garion se sentit comme envahi par cette force étrange, et le rugissement silencieux lui emplit la tête.
L’espace d’un instant, la silhouette de tante Pol sembla entourée d’une sorte de lueur verte, puis elle agita la main avec désinvolture, et la lumière disparut.
— Tu dois manquer d’entraînement, conjectura-t-elle. Tu veux faire un autre essai ?
Le Grolim leva les deux bras, cette fois, mais il n’eut pas le temps d’en faire plus. Durnik, qui s’était subrepticement approché, à cheval, derrière l’homme en noir, prit sa hache à deux mains, l’éleva en l’air et l’abattit tout droit sur le heaume du Grolim.
— Durnik ! hurla tante Pol. Partez ! Ne restez pas là !
Mais le forgeron frappa à nouveau, avec une expression redoutable, et le Grolim glissa à bas de sa selle et s’écrasa à terre, inconscient.
— Espèce d’abruti ! ragea tante Pol. Vous savez ce que vous êtes en train de faire ?
— Il vous attaquait, Dame Pol, expliqua Durnik, les yeux encore pleins de flammes.
— Descendez de ce cheval ! Il mit pied à terre.
— Vous avez une idée du danger que vous couriez ? s’écria-t-elle, furieuse. Il aurait pu vous tuer.
— Je vous protégerai, Dame Pol, s’entêta Durnik. Je ne suis ni un guerrier, ni un magicien, mais je ne permettrai à personne de vous faire du mal.
L’espace d’un instant, les yeux de tante Pol s’agrandirent sous l’effet de la surprise, puis son regard s’adoucit. Garion, qui la connaissait depuis sa plus tendre enfance, reconnut les changements d’émotion aussi rapides qu’imprévisibles auxquels il était accoutumé. Sans prévenir, impulsivement, elle embrassa le pauvre Durnik, tout étonné.
— Espèce de cher grand, imbécile maladroit, déclara-t-elle. Ne faites plus jamais ça, jamais ! J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter de battre.
Garion détourna le regard, une drôle de boule dans la gorge, et vit le bref sourire rusé qui effleurait le visage de sire Loup.
Un changement particulier s’était fait sentir dans les rangs des chevaliers alignés le long du terrain. Plusieurs d’entre eux regardaient maintenant alentour d’un air hébété, comme s’ils venaient de sortir d’un terrible rêve, tandis que d’autres semblaient tout à coup absorbés dans une profonde réflexion. Messire Oltorain faisait de vains efforts pour se relever.
— Oh ! que non, Messire, décréta Mandorallen en lui appuyant sur la poitrine, l’obligeant à se rallonger. Tu vas aggraver Ta blessure.
— Qu’est-ce qui nous a pris ? grommela le baron, le visage plein d’angoisse.
Sire Loup mit pied à terre à son tour et s’agenouilla à côté du chevalier à terre.
— Vous n’y êtes pour rien, lui confia-t-il. Cette guerre fratricide était le résultat des agissements du Murgo. C’est lui qui, vous pervertissant l’esprit, vous a contraints à vous battre.
— Par sorcellerie ? hoqueta Oltorain, en blêmissant. Sire Loup hocha la tête en signe d’assentiment.
— Ce n’est pas vraiment un Murgo. C’est un prêtre grolim.
— Et le charme est rompu, maintenant ?
Sire Loup hocha la tête à nouveau en jetant un coup d’œil au Grolim inconscient.
— Que l’on enchaîne le Murgo ! ordonna le baron aux chevaliers assemblés, avant de reporter son regard sur sire Loup. Nous réserverons à ce sorcier le traitement qu’il mérite, reprit-il d’un ton qui en disait long. Et nous profiterons de l’occasion pour fêter comme il convient la fin de cette guerre contre nature. Ce sorcier grolim a jeté son dernier sort.
— Parfait, approuva sire Loup avec un sourire sans joie.
Le baron Oltorain changea sa jambe blessée de position en réprimant une grimace.
— O Messire Mandorallen, s’écria-t-il, comment pourrons-nous jamais vous remercier, Tes compagnons et Toi-même, d’avoir réussi à nous ramener à la raison ?
— La paix qui vient d’être restaurée est ma plus belle récompense, déclara Mandorallen, d’un ton quelque peu pompeux. Car, ainsi que tout le monde le sait, il n’y a pas dans tout le royaume de plus grand amoureux de la paix que ma personne.
Puis il jeta un coup d’œil à Lelldorin, qui gisait non loin de là sur sa litière posée à terre, et une pensée sembla lui traverser l’esprit.
— Je Te demanderai toutefois une faveur. Il se trouve parmi nous un brave jeune homme asturien de noble origine qui a souffert de graves blessures. Nous aimerions Te le confier, si cela était possible.
— Sa présence sera un honneur pour nous, ô Messire Mandorallen, acquiesça immédiatement Oltorain. Les femmes de ma maisonnée l’entoureront des soins les plus tendres et les plus attentifs.
Il adressa quelques mots à l’un de ses écuyers. L’homme monta promptement en selle et se dirigea à vive allure vers l’un des châteaux tout proches.
— Vous n’allez pas m’abandonner ici ? protesta faiblement Lelldorin. Je serai capable de remonter à cheval d’ici un jour ou deux.
Il se mit à tousser comme un perdu.
— Tu ne m’en feras pas accroire, le contredit froidement Mandorallen. Le mal induit par Tes blessures n’est pas encore à son terme.
— Je ne resterai pas une minute chez des Mimbraïques, décréta Lelldorin. Je préfère encore affronter les périls de la route.
— Lelldorin, mon jeune ami, rétorqua, sans ambages, sinon brutalement, Mandorallen, je connais Ton peu de goût pour les hommes de Mimbre. Toutefois, Tes blessures vont bientôt commencer à enfler et à suppurer, puis Tu seras affligé d’une fièvre dévorante, après quoi Tu Te mettras à délirer, et Ta présence constituera un fardeau pour nous. Nous n’avons pas le temps de nous occuper de Toi, et les soins qu’exigerait Ton état ne pourraient que nous retarder dans notre quête.
Les paroles abruptes du chevalier arrachèrent un hoquet à Garion, qui jeta à Mandorallen un regard noir, voisin de la haine. Mais Lelldorin était devenu plus blanc qu’un linge.
— Merci d’avoir éclairé ma lanterne, Messire Mandorallen. reprit-il non sans raideur. Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Si vous voulez bien m’aider à me mettre en selle, je partirai immédiatement.
— Vous allez rester où vous êtes, oui, lâcha platement tante Pol.
L’écuyer du baron Oltorain revint avec une meute de servantes et une jeune fille blonde de dix-sept ans peut- être, vêtue d’une robe rose d’épais brocart et d’une cape de velours bleu canard.
— Ma jeune sœur, Dame Ariana, annonça Oltorain. La jouvencelle est pleine d’ardeur et de raison, et, bien que très jeune, déjà fort au fait des soins à donner aux malades.
— Je ne serai pas un fardeau pour elle bien longtemps, Messire, déclara Lelldorin. Je serai reparti pour l’Asturie d’ici une semaine.
Dame Ariana posa une main compétente sur son front.
— Que non pas, beau damoiseau, le détrompa-t-elle. Ta visite, je le crains, se prolongera bien au-delà de ce délai.
— Je partirai dans la semaine, répéta obstinément Lelldorin.
— Comme il Te plaira, concéda-t-elle en haussant les épaules. J’espère que mon frère pourra mettre quelques serviteurs à mon service afin de Te suivre et de Te fournir la sépulture décente que, si j’en juge bien, tu requerras avant d’avoir fait dix lieues.
Lelldorin accusa le coup.
Tante Pol prit Dame Ariana à part et s’entretint avec elle un instant, lui remettant un petit paquet d’herbes et quelques instructions. Lelldorin fit signe à Garion, qui vint immédiatement s’agenouiller près de sa litière.
— C’est ici que nos routes se séparent, murmura le jeune homme. J’aurais tant voulu pouvoir t’accompagner jusqu’au bout.
— Tu seras sur pied en un rien de temps, lui assura Garion, qui savait bien que ce n’était pas vrai. Tu pourras sûrement nous rattraper plus tard.
— Je crains fort que non, haleta-t-il en se remettant à tousser, secoué par des spasmes qui semblaient vouloir lui déchirer la poitrine. Nous n’avons plus beaucoup de temps devant nous, mon ami, hoqueta-t-il faiblement, alors écoute-moi bien.
Garion lui prit la main, au bord des larmes.
— Tu te souviens de ce dont nous avons parlé, l’autre matin, en repartant de chez mon oncle ?
Garion hocha la tête en signe d’assentiment.
— Tu sais que c’était à moi de décider si je devais rompre la promesse que nous avions faite à Torasin et aux autres de garder le silence.
— Je m’en souviens.
— Très bien, articula Lelldorin. J’ai pris ma décision. Je te relève de ton serment. Fais ce qui doit être fait.
— Il vaudrait mieux que tu en parles toi-même à mon grand-père, Lelldorin, protesta Garion.
— J’en serais bien incapable, Garion, grommela Lelldorin. Les mots me resteraient dans la gorge. Je regrette, mais je suis comme ça. Je sais que Nachak se sert de nous à des fins inavouables, mais j’ai donné ma parole aux autres, et je la tiendrai. Je sais bien que j’ai tort, mais je ne suis pas arendais pour rien, Garion. Alors c’est à toi de jouer. A toi d’empêcher Nachak de mettre mon pays à feu et à sang. Je veux que tu ailles trouver le roi en personne.
— Le roi ? Mais il ne me croira jamais.
— Débrouille-toi pour qu’il te croie. Raconte-lui tout.
Garion secoua la tête avec fermeté.
— Je ne prononcerai pas ton nom, déclara-t-il, ni celui de Torasin. Tu sais ce qu’il te ferait si je le lui disais.
— Nous n’avons aucune importance dans cette affaire, insista Lelldorin, secoué par une nouvelle quinte de toux.
— Je lui parlerai de Nachak, répéta obstinément Garion, mais pas de toi. Où puis-je lui dire qu’il trouvera le Murgo ?
— Il le connaît, avoua Lelldorin, d’une voix maintenant très faible. Nachak est ambassadeur à la cour de Vo Mimbre. C’est l’émissaire personnel de Taur Urgas, le roi de Murgos.
Garion fut soufflé par les implications de ses paroles.
— Tout l’or des mines insondables de Cthol Murgos est à sa disposition, poursuivit Lelldorin. Le guet-apens qu’il nous a suggéré à mes amis et à moi-même n’est peut-être qu’un complot parmi des douzaines, sinon davantage, de machinations, toutes destinées à la destruction de l’Arendie. Il faut que tu mettes fin à ses agissements, Garion. Promets-le-moi.
Le jeune homme était maintenant livide, et ses yeux brûlaient de fièvre. Il étreignit plus fortement la main de Garion.
— Je ne le laisserai pas faire, Lelldorin, jura Garion. Je ne sais pas encore comment, mais d’une façon ou d’une autre, je l’empêcherai de nuire à tout jamais.
Lelldorin se laissa aller languissamment sur sa litière, comme à bout de forces. On aurait dit que seule la nécessité impérieuse d’arracher cette promesse à Garion l’avait soutenu jusque-là.
— Au revoir, Lelldorin, dit doucement Garion, les yeux pleins de larmes.
— Au revoir, mon ami, souffla Lelldorin d’une voix à peine perceptible.
Puis ses yeux se fermèrent malgré lui, et la main qui tenait celle de Garion devint toute molle. Garion le dévisagea, le cœur étreint d’une peur mortelle, puis il distingua le faible battement d’une veine sur la gorge du jeune homme. Ce n’était peut-être pas brillant, mais au moins Lelldorin était encore en vie. Garion reposa doucement la main de son ami et resserra la couverture grise, rêche, autour de ses épaules avant de se relever et de s’éloigner rapidement, des larmes roulant sur ses joues.
Les adieux des autres furent brefs, après quoi ils remontèrent tous en selle et repartirent au trot vers la Grand-route de l’Ouest. Il y eut quelques acclamations, au moment où ils passèrent devant les serfs et les hallebardiers, mais, déjà, d’autres clameurs se faisaient entendre dans le lointain. Les femmes des villageois étaient venues chercher leurs hommes parmi les corps qui jonchaient le champ de bataille, et leurs hurlements et leurs gémissements de désespoir tournaient les cris de joie en dérision.
Garion talonna son cheval afin de venir à la hauteur de Mandorallen.
— J’ai quelque chose à vous dire, annonça-t-il avec emportement. Ça ne va sûrement pas vous plaire, mais je m’en fiche pas mal.
— Oh-oh ? répondit doucement le chevalier.
— Je pense que la façon dont vous avez parlé à Lelldorin, tout à l’heure, était indigne et répugnante, déclara Garion tout de go. Vous vous prenez peut-être pour le chevalier le plus brave du monde, mais je pense, moi, que vous êtes un matamore doublé d’une grande gueule, et que vous n’avez pas plus de compassion qu’un bloc de pierre. Maintenant, si vous n’êtes pas content, quelles sont vos intentions ?
— Tiens donc, commença Mandorallen. Je pense que Tu m’as mal compris, mon jeune ami. C’était nécessaire pour son propre salut. La jeunesse asturienne est d’une telle bravoure qu’elle ignore le danger. Si je ne lui avais pas tenu ce langage, il aurait sans nul doute insisté pour nous accompagner, au péril de sa vie, et en serait bientôt mort.
— Mort ? railla Garion. Tante Pol aurait pu le soigner.
— C’est la gente dame Polgara elle-même qui m’a informé que ses jours étaient en danger, confia Mandorallen. Son honneur, qui lui interdisait de s’assurer les soins appropriés à son état, ne pouvait que lui imposer de rester en arrière, de crainte de nous retarder. Je doute qu’il me soit plus reconnaissant que Toi de mes paroles, mais il demeurera en vie, et c’est tout ce qui importe, n’est-ce pas ? conclut le chevalier, en grimaçant un sourire.
Garion dévisagea le Mimbraïque qui lui avait naguère paru si arrogant. Sa colère semblait désormais sans objet. Il se rendit compte avec une clarté lumineuse qu’il venait une fois de plus de se couvrir de ridicule.
— Je regrette, lâcha-t-il du bout des lèvres. Je n’avais pas compris vos intentions.
— C’est sans importance, rétorqua Mandorallen en haussant les épaules. J’ai l’habitude de ne pas être compris. Peu me chaut, tant que je suis sûr d’agir pour le bon motif. Cela dit, je suis heureux d’avoir eu l’occasion de m’expliquer avec Toi sur ce sujet. Tu vas être mon compère, et il ne sied point que des compagnons de route se méprennent les uns sur les autres.
Tandis qu’ils chevauchaient de conserve en silence, Garion s’efforçait de revoir son opinion. Tout compte fait, Mandorallen n’était peut-être pas aussi monolithique qu’il lui était tout d’abord apparu.
Ils rejoignirent la grand-route et prirent à nouveau la direction du sud sous le ciel menaçant.